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Channel: Billets – Introduction aux humanités numériques
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Les humanités numériques : une revendication syndicale

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digital humanities tag cloud – Phillip Barron / Flickr

Dans le cadre du séminaire d’introduction aux Humanités Numériques de Jean-Philippe Magué à l’École normale supérieure de Lyon, nous avons rencontré Maud Ingarao, Ingénieure d’études spécialiste des Éditions critiques numériques à l’ENS depuis 2004. Elle a été recrutée en tant que conceptrice/rédactrice de sites web, son titre change rapidement pour s’adapter à son métier. Elle est affiliée au MUTEC « un dispositif de partage, et de diffusion des technologies et des méthodologies qui émergent dans le champ des humanités numériques” et travaille presque exclusivement pour la recherche à l’ENS.

Nous avons discuté des projets sur lesquels elle travaille, mais aussi du milieu de la recherche et des humanités numériques de manière plus globale… et militante. Alors laissons de côté le quotidien et considérons la discipline sous un angle qui amène des questionnements.

De l’imprimerie à l’Internet, une redéfinition du circuit éditorial

Si nous parlons à tord d’invention de l’imprimerie au sens technique du terme lorsque nous nous référons à celle de Gutenberg (milieu du XVe siècle), nous ne devons pas nier la révolution sociale et culturelle qui en découle. Parler de démocratisation du savoir ne semble pas encore adapté, mais le nombre de livres en circulation augmente sensiblement. La Bible, premier ouvrage a être imprimé par Gutenberg, arrive dans de nouvelles mains à qui l’on avait jusqu’ici raconté le récit religieux.

Cette augmentation du nombre de livre en circulation incite la population à apprendre à lire et par la même occasion à écrire. Ceux deux discipline ne seront bientôt plus réservées à une élite. Le chamboulement est tel qu’il dépasse celui que nous vivons actuellement avec la propagation du numérique dans tous les domaines professionnels et dans notre quotidien.

Les connaissances en écriture acquises permettent de démocratiser, sur le long-terme bien sûr, la production d’information et de savoir. Des nobles, des bourgeois, les hommes de pouvoir, s’approprient l’outil pour communiquer entre eux et bientôt avec la population. Les médias de masse (presse papier notamment) feront leur apparition quelques siècles plus tard mais on assiste dès le XVIème siècle à une fulgurante amélioration de la circulation des informations. Le circuit éditorial est profondément modifié. L’ouvrage n’est plus seulement un outil et une oeuvre de l’Église : son contenu et ses éditeurs se diversifient très largement.

Nous l’avons dit, les évolutions sociétales apportées par le numérique ne nous bouleversent pas autant qu’a été bousculée la population du XVème et XVIème siècle. Pourtant, nous assistons depuis une vingtaine d’année à une nouvelle évolution du circuit éditorial. Pour faire simple, le XXème siècle a été dominé par ce que nous appelions les médias de masse qui jouent le rôle de quatrième pouvoir au sein de nos démocraties, à cheval entre les intérêts des lecteurs, de l’État et des détenteurs des capitaux les finançant. Ce juste équilibre amène à une prise de risque minimale et à un conservatisme souvent remis en question. De leur côté, les éditeurs ont acquis une notoriété telle qu’elles sont un passage obligé pour les auteurs qui souhaitent avoir une visibilité et espérer percer dans le milieu. Médias et éditeurs ont le pouvoir de vie ou de mort sur une production de la pensée et le contrôle de ce qui peut être dit et diffusé.

Avec l’Internet, notamment depuis le milieu des années 2000 (la création de YouTube, plateforme de partage de vidéos, date de 2005), tout le monde détenant une connexion peut produire de l’information, du savoir et le partager “à la planète entière”. La notoriété ne s’acquiert pas grâce à une maison d’édition ou un média mais grâce aux internautes eux-mêmes qui vont plébisciter les contenus qu’ils aiment (en les partageant, en en parlant) et négliger ceux qu’ils n’apprécient pas, les renvoyant automatiquement dans les bas-fonds du web et des pages des moteurs de recherche. Le circuit éditorial classique est en grande partie remis en question !

Ces bouleversements impactent profondément le milieu de la recherche. Celle-ci, que l’on pouvait considérée comme hissée sur un piédestal, où les chercheurs travaillaient pendant de longues années sur un même sujet dont l’impact sur la société n’était pas mesuré, est désormais au centre des discussions politiques. Attaquée de toute part pour son manque de retour sur investissement, la recherche a souffert de coupes massives de financement et d’une obligation de résultats. Le circuit éditorial qui la protégeait à laissé place à un nouveau mode de validation des sujets de recherche, non pas basé sur le plébiscite des internautes ou de la population, mais sur la qualité et la rentabilité.

En parallèle, et de manière beaucoup plus positive, on assiste sur le web à une vague d’intérêt pour la recherche et de motivation à vulgariser des sujets scientifiques pour le grand public. On peut également relever le concept de la “thèse en 180 secondes” qui pousse à extraire l’essence même du sujet de recherche.

Bref, la recherche se retrouve confrontée à un public, de plus en plus grand et doit s’adapter, sa vie en dépend.

Le manifeste des humanités numériques, ou outil de militantisme

manifest dh

Les humanités numériques peuvent être définies comme l’utilisation des média digitaux et de la technologie pour faire avancer la pratique et la pensée dans le sciences sociales. Nous pouvons même décrire un process de conception de ressources académiques jusqu’à la recherche sur ces ressources  et la communication de résultats aux étudiants et collègues chercheurs. Le rôle des bibliothèques et des métiers s’est métamorphosé, impactant immédiatement la recherche traditionnelle et une gestion de projet en équipe. Les universités et bibliothèques se fédèrent en réseaux virtuels de consultation de collection d’ouvrages connectés. La consultation  et la publication de résultats de travaux de recherche sur des sites internet ou encore avec la conception de logiciels  exige de facto du chercheur qu’il soit capable de  collaborer avec des ingénieurs, des web-développeurs ou un web-designer mais aussi des bibliothécaires et documentalistes.

Le manifeste des humanités numériques est le fruit des réunions THATCamp qui se sont tenues les 18 et 19 mai 2010 à Paris. Une réunion THATcamp fait se réunir humanistes et professionnels des technologies pour collaborer le temps d’une séance à la conception d’un outil. On parle dans le monde anglo-saxon de digital humanities, il est fréquent d’utiliser l’acronyme DH. Le manifeste est rédigé sous la forme de 14 articles qui sont répartis dans quatre parties. Il illustre une vision politique et sociale de notre siècle et de l’obligation de travailler sur la création de cyber-structures de diffusion et communication des connaissances articulées autour d’un langage commun pour la conception d’outils idoines.

Les humanités numériques ont une ambition à la portée globale, qui ne se pose ni de barrières de territoires, ni de barrières de langue. Elles s’attachent à fédérer une communauté globale d’utilisateurs et de concepteurs de technologie dans les sciences sociales (fouille de données, encodage de texte…).

La notion d’autorité est au coeur des problématiques rencontrées et de recenser par exemple pour la librairie du Congrès les références académiques et bibliothécaires par corpus ou large collection de données. Dans le contexte numérique actuel, s’il est crucial pour une communauté de chercheurs d’être pro-actif et d’organiser une diffusion et une communication des savoirs ; il est avant-tout primordial de revendiquer la légitimité de nouveaux rôles. Il s’agit par exemple de valoriser des métiers existants en mutation comme celui de documentaliste. L’organisation virtuelle des ressources bibliothécaires en collection d’ouvrages exige la maîtrise d’API (application programming interface), de la notion de méta-données, ou encore de la gestion de base de données…

De même que le manifeste pose le cadre d’un siècle numérique, il insiste sur une division collective du travail de la recherche contemporaine. Le cas de la plateforme Montesquieu sur laquelle  intervient Maud Ingarao est en ce sens éloquent. Il s’agit d’un outil développé afin de collecter toutes les traces documentaires sur les ouvrages de l’auteur afin de diffuser les pensées de Montesquieu. Maud épaule Catherine Volpilhac-Auger  et des documentalistes qui sont basés á Bordeaux, dans la convertion d’articles en documents XML (Extensible Markup Language) et TEI (Text Encoding Initiative) pour qu’ils soient consultables en ligne par un large public. Elles travaillent avec la direction des services informatiques de l’ENS de Lyon pour diffuser ces documents sur un blog WordPress. De même que l’accès de ces ressources à un public érudit facilite l’enrichissement grâce à leur retour de la base de données. Le travail en équipe est ici indispensable à la viabilité du projet, il en est même la base fondamental. 

Cependant, même si le manifeste traduit la volonté d’acteurs engagés dans le domaine des sciences sociales, elle relève aussi d’une ambition politique et sociale. Le cadre de réflexion et d’action global ne suffit pas à comprendre en France la nécessité de réformer alors une structure et une organisation du travail dépassée au CNRS (Centre national de la recherche scientifique).

Une nécessaire réforme du CNRS ?

« Sans doute le statut et le devenir de la vérité, comme la valeur de vérité donnent-ils lieu à des discussions infinies […] Mais cela se discute justement, de façon privilégiée, dans l’Université et dans des départements qui appartiennent aux Humanités. » Jacques Derrida dans L’Université sans condition s’interroge dans un contexte de mondialisation sur le rôle des universités et des structures de recherche publiques dans la production et la diffusion de savoirs pour tous. Le rapprochement entre les Humanités numériques et les Humanités au sens classique permet de soulever ici la question d’une réforme nécessaire du CNRS.

La loi d’autonomisation des universités en France et la compétition accrue des centres de recherche à l’échelle globale participent depuis ces 20 dernières années à la difficulté croissante du financement de projets de recherche pérennes. Il est important de comprendre que la logique d’entreprise et le new public management qui consiste à manager une institution publique comme une entreprise privée expliquent en partie le  phénomène. La compétition économique est mondiale et les centres de recherche et développement, la course aux brevets, permets de maintenir la compétitivité des  économies occidentales de géants comme Google, Apple ou encore de l’industrie pharmaceutique. L’effet contradictoire de Rossiter illustre le paradoxe de la “combinaison de le force de la souveraineté nationale avec la logique néolibérale”. On exige des universités et des centres de recherche des résultats découlant de process et de management d’entreprise tout en ouvrant des formation à une clientèle mondiale, le bien social devient un bien comme un autre. Les universités devant en plus se financer auprès du secteur privé.

Les outils de communication du savoir deviennent des instruments de communication d’entreprise, pour séduire les investisseurs sur la qualité et la rentabilité des projets et les étudiants sur le dynamisme des institutions de recherche…

Nous pouvons ici faire le lien avec l’architecture de l’information. Pour revenir sur “le devenir de la vérité” énoncé par Derrida, il est urgent dans notre économie de savoir ou l’information est à la bases des processus transactionnels et commerciaux en ligne de veiller à la transmission des justes  connaissances qui participent à l’avancée du savoir universel.

Une réforme du CNRS apparaît comme inévitable pour la qualification des nouveaux métiers et le financement des projets de recherche qui ne doivent pas être décidés à un horizon court-termiste. Il n’est pas imaginable qu’une telle institution puisse financer des projets de recherche par étapes de réalisation avec des équipes composés de chercheurs et d’assistants dont les le premiers seraient les manageurs des seconds. La production du savoir doit être fait par la recherche, pour la recherche. Il est dangereux de financer les projets selon leur potentiel viral pour ravir des investisseurs que de participer à la diffusion des connaissances. Les chercheurs ne doivent pas être confinés à des rôles de chef de projets et de chercheurs d’or : trouver les projets les plus rentables et les plus séduisants pour lever des fonds.

Le mouvement des humanités numériques doit veiller à l’évolution et à la reconnaissance de métiers et de nouvelles méthode collectives de travail dans la recherche. Il participe à une réflexion globale et doit agir pour accompagner la transition des institutions de recherche dans le nouveau siècle numérique. Les humanités numériques sont encore trop peu reconnues et mises en valeur. De part sa jeunesse, le mouvement n’arrive visiblement pas à pleinement capitaliser et communiquer sur sa situation, à cheval entre les sciences économiques et sociales et la technologie. Pourtant, en France, son rôle est majeur pour définir de nouveaux standards au sein du CNRS en se plaçant comme avant-gardiste de la recherche du futur et éviter la logique de production d’un savoir de masse pour des segments de consommateurs ciblés.


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